Pas de transition énergétique durable sans pesée des intérêts

Damian Jerjen, économiste et aménagiste ETH MAS, directeur EspaceSuisse
Vendredi, 24.06.2022
Le développement prévu des énergies renouvelables est énorme, mais indispensable pour protéger le climat et atteindre l’objectif zéro émission nette. Mais protéger le climat, ce n’est pas seulement réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi préserver des écosystèmes intacts. Certes, il n’est pas aisé de concilier tous les intérêts en jeu. Des exemples récents montrent toutefois qu‘une pesée complète des intérêts est essentielle pour y parvenir.
Le Tribunal fédéral a procédé à une pesée des intérêts détaillée et a décidé que deux des six installations d'éoliennes (WEA) prévues sur le Grenchenberg soleurois devaient être abandonnées pour des raisons de protection de la nature et des animaux. (Photo: Swisstopo/EspaceSuisse)

Les énergies renouvelables tirées de l’eau, du vent et du soleil ont la cote. Elles sont nécessaires pour que la Suisse puisse maintenir son niveau d’approvisionnement élevé tout en réduisant les atteintes environnementales liées à l’énergie. La Stratégie énergétique 2050 vise un bilan neutre en matière de gaz à effet de serre (objectif zéro émission nette).

La protection du sol, du paysage et de la nature contribue aussi de manière déterminante à la préservation du climat. Or, en particulier la production d’énergie à partir de l’eau et du vent entre inévitablement en conflit avec la protection de la nature et du paysage, tout comme les grandes installations photovoltaïques construites hors des zones à bâtir. Développer les sources d'énergies renouvelables sans tenir compte de la nature et du paysage n'est pas une voie durable et ne va pas dans le sens de la protection du climat.  Cette constatation ne facilite pas la tâche et constitue un défi pour tous les acteurs.

Pipits farlouses et faucons pèlerins

Un exemple récent montre comment peut fonctionner une pesée complète de tous les intérêts. Le Tribunal fédéral a dû traiter un recours déposé par diverses associations de protection des oiseaux contre les Services industriels de la ville de Granges (SWG) et leur projet de parc comprenant six éoliennes sur le Grenchenberg, dans le Jura soleurois. La production électrique annuelle attendue se monte à quelque 30 GWh. La surface qu’il est prévu de défricher atteint environ 5000 mètres carrés et le périmètre de projet borde un objet à l’Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels d’importance nationale (IFP, no 1010 «Weissenstein»). Le Grenchenberg se situe en outre dans la zone cantonale de protection du Jura et – en partie – en zone prioritaire cantonale «nature et paysage».

Compte tenu de cette situation, les conflits à l’intérieur même des intérêts de protection sont programmés. Le projet affecte plus de dix espèces de chauves-souris (dont sept figurent sur la liste rouge), ainsi que quatorze espèces d’oiseaux sensibles à l’exploitation éolienne, telles que le grand tétras, l’alouette lulu, le pipit farlouse, le faucon pèlerin et la bécasse des bois. Si l’on excepte cette dernière, toutes sont protégées et figurent sur la liste des espèces prioritaires au niveau national. Lorsque, pour des questions de protection du paysage, la hauteur de moyeu des rotors a été abaissée de 120 à 99 mètres, le risque pour ces oiseaux s’est encore accru. Le Tribunal fédéral a finalement admis une partie des oppositions formulées par les associations de protection des oiseaux contre le parc éolien. En raison des intérêts prépondérants de protection de la nature, les SWG doivent renoncer à deux des six installations d’éoliennes (les numéros 2 et 3, voir la carte). Les quatre autres sites peuvent être approuvés sous réserve de certaines mesures de protection et de compensation supplémentaires.

Concilier trois intérêts nationaux

Cet arrêt du Tribunal fédéral devrait s’avérer déterminant pour la planification de futurs projets énergétiques. C’est la raison pour laquelle les cinq juges fédéraux se sont penchés en détail sur les intérêts en jeu. Développer le recours aux sources d’énergies renouvelables constitue un enjeu majeur en raison du changement climatique tout comme la protection du paysage et de la biodiversité. En effet, la diversité biologique et les prestations fournies par les écosystèmes telles que la nourriture, l’eau propre et la médecine («services écosystémiques») sont, selon le Tribunal fédéral, tout aussi essentielles à la survie de l'humanité que la menace aiguë et potentiellement irréversible du changement climatique. Il existe donc des intérêts nationaux des deux côtés.

Il vaut la peine d’examiner de plus près l’argumentation des juges fédéraux. Selon l’instance suprême, l’intérêt national de protéger les espèces menacées et le paysage doit être placé au même niveau que l’intérêt national de voir le parc éolien se réaliser. Le résultat de cette pesée des intérêts n’est pas déterminé par la loi, mais doit être établi au cas par cas. Pour le projet au Grenchenber, le Tribunal fédéral a ainsi conclu que les installations devaient être construites et exploitées de manière à ce que les risques de collisions et les dérangements des milieux naturels soient ramenés à un niveau compatible avec la protection de la biodiversité. Des mesures de remplacement doivent en outre compenser les atteintes résiduelles, sans rendre impossible l’utilisation de l’énergie éolienne. Ces réflexions ne peuvent toutefois pas être transposées sans autres à d’autres projets.

Pour les installations 2 et 3 du projet Grenchenberg, ce sont donc les intérêts de la protection des oiseaux qui priment. Ces deux emplacements sont situés à moins de 1000 mètres d’une aire de faucon pèlerin, soit bien en deçà de la distance minimale. Le faucon pèlerin est une espèce menacée qui bénéficie d’une priorité nationale élevée. L’autorisation des deux sites aurait eu un effet préjudiciel pour d’autres projets, si bien que des critères sévères se justifient, selon le Tribunal fédéral. Le fait de renoncer à ces deux emplacements réduit en outre le conflit avec la protection du paysage: le parc éolien accroît ainsi la distance qui le sépare de l’objet IFP. Le projet respecte aussi mieux les chauves-souris, puisqu’on a mesuré une activité de chiroptères particulièrement élevée autour du site prévu pour l’installation 3.

Produire de l’énergie tout en protégeant l’environnement

Dans le domaine de l’aménagement du territoire, la pesée des intérêts a pour but d’optimiser un projet de telle sorte que tous les intérêts puissent être pris en compte de la manière la plus complète possible. Lorsque tous les intérêts ne peuvent être conciliés, il peut aussi arriver que l’un d’entre eux soit privilégié et que l’autre passe à l’arrière-plan, comme cela a été le cas pour le Grenchenberg. En fin de compte, il ne s’agit pas de savoir s’il faut produire davantage d’énergie renouvelable pour obtenir plus de croissance aux dépens de la nature et de l’environnement, mais bien de produire de l’énergie renouvelable tout en protégeant la nature et l’environnement.

Pour en savoir plus

Vous pourrez lire la version complète de cet article dans notre publication Inforum 2/2022 (voir pdf).
Vous trouverez ici d’autres informations concernant nos publications.

L’énoncé de l’arrêt

Arrêt du Tribunal fédéral 1C_573/2018 du 24.11.2021 (Granges SO), dans le Recueil de jurisprudence d’EspaceSuisse, no 6150 (parc éolien du Grenchenberg).

Informations utiles

  • Rapport «Le traitement des grands projets dans les plans directeurs cantonaux au sens de l’article 8 alinéa 2 LAT», rédigé par EspaceSuisse sur mandat de la Conférence suisse des aménagistes cantonaux (2020).
  • ABEGG ANDREAS/DÖRIG LEONIE, Boussole Énergie, Les procédures de planification et d’autorisation étape par étape, in: EspaceSuisse, Territoire & Environnement 3/2019.
  • Liste rouge / Station ornithologique suisse de Sempach